"Les entrepreneurs sociaux sont des leviers d'innovation pour les grandes entreprises" - Le Monde

Une tribune initialement publiée sur LeMonde.fr
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Source: Open innovation
 
 
La multiplication des liens ­entre start-up et grands groupes affiche un message clair : c’est une manne d’innovation, dont dépend aujourd’hui la survie des entreprises. Pour les premières, il s’agit d’accélérer leur croissance en s’appuyant sur les forces de leurs aînés. En échange d’une source de jouvence et d’inspiration pour des groupes qui ont besoin de réinjecter de l’agilité et de la flexibilité dans leur modèle, afin de rester à la pointe de l’innovation. Une situation gagnant-gagnant, dite « open innovation » ­ (« innovation ouverte »), dans laquelle tout le monde trouve son compte.

 

Mais de cette équation ressort un grand oublié : l’entrepreneur social. Pourtant présent dans les programmes des plus grandes écoles de commerce, l’entrepreneuriat social peine encore à se frayer un chemin jusqu’aux directions de l’innovation et de la stratégie des grandes entreprises. Pas assez « business », pas assez stratégique, à but non lucratif et par conséquent sans intérêt pour une entreprise ?

Une barrière symbolique et quelques préjugés semblent persister entre les start-up de l’économie sociale et solidaire (ESS) et leurs cousins du numérique qui, eux, séduisent au premier coup d’œil. Pourtant, les success stories de l’ESS existent et ne cessent de démontrer le potentiel stratégique de collaborations entre entrepreneurs sociaux et grands groupes.

Acteurs de terrain

Innovation frugale, accès à de nouveaux marchés, stratégies durables d’usage des ressources, nouveaux modes de consommation, implication des salariés et des clients sont autant de leviers que ces alliances permettent d’actionner. Une stratégie de valeur partagée qui commence à faire des adeptes.

Au plus près des besoins, les entrepreneurs sociaux sont des acteurs de terrain, agiles, qui savent accéder aux populations fragilisées et les impliquer dans la résolution des problèmes auxquelles elles font face. Ces ­populations constituent le « bottom of the pyramid » (BoP) théorisé par l’essayiste indien Coimbatore ­Krishnao Prahalad (1941–2010) : ­4 milliards de personnes qui vivent avec moins de 3 000 dollars par an.

Son ouvrage majeur, The Fortune at the Bottom of the Pyramid (avec ­Venkat Ramaswamy, Wharton School Publishing, 2004, lien vers PDF en anglais), démontre qu’il est stratégique de s’intéresser aux populations de la base de la pyramide : elles ont des besoins à assouvir, auxquels peinent à répondre les marchés traditionnels, qui ne parviennent ni à comprendre ni à s’adapter à leur réalité.

« Boîte à outils »

En pratique, une entreprise comme Tolaram Group illustre bien ce succès. En effet, contrairement à d’autres grandes entreprises qui tentent avec difficulté de s’implanter sur les marchés africains, Tolaram Group a su s’imposer dès le début des années 1990 en répondant à un besoin majeur de ces populations : une nourriture accessible et rassasiante.

Pour cela, le groupe a internalisé des ­métiers hors de son cœur de métier et s’est associé à divers entrepreneurs locaux pour pallier le manque d’accès à l’eau et à l’électricité de ses populations cibles, essentiels pour consommer les produits du groupe. En ­Afrique de l’Ouest particulièrement, l’en­tre­prise connaît une croissance constante et constitue désormais un cas étudié dans les meilleures business schools du monde.

Plutôt que d’adopter une stratégie classique de conquête d’un marché, la collaboration avec un ou des entrepreneurs sociaux locaux permet à ces ­entreprises pionnières de réussir là où tant d’autres échouent. La valeur ajoutée de ces partenaires est leur compréhension des dynamiques complexes qui traversent les populations défavorisées et leur capacité à adapter les ­solutions à ces réalités. Adama Kane, entrepreneur social sénégalais, a ainsi révolutionné la distribution de médicaments dans son pays.

Constatant que les médicaments sont un poste de dépenses très important des populations à faibles revenus et que seulement 20 % de la population sénégalaise a accès à une assurance santé, cet entrepreneur a créé JokkoSanté : une plate-forme de dépôt, de stockage et de partage des médicaments, accessible sur mobile, qui permet de récupérer les médicaments non utilisés et de les redistribuer grâce à un système de points basés sur l’échange ou l’achat, en passant par les pharmacies.

Mission pleine de sens

S’il est peut-être délicat pour un grand groupe de créer une telle innovation, il lui est cependant possible de soutenir l’entrepreneur et de le faire changer d’échelle, par exemple en « industrialisant » le projet et en le répliquant dans de nouvelles zones géographiques.

Les entreprises ont beaucoup à ­apprendre de la « boîte à outils » de l’entrepreneur social. Les entrepreneurs sociaux conçoivent des stratégies « bottom up », savent analyser les besoins concrets, sur lesquels ils construisent des stratégies agiles, et réagir aux changements rapides des contextes sociaux. Une fluidité guidée par une mission pleine de sens, qui permet en outre d’attirer et de ­retenir les jeunes talents de la génération Y, en quête d’expériences professionnelles épanouissantes. Enfin, l’entrepreneur social est par nature ­hybride : il répond à l’intérêt général, tout en assurant la pérennité économique de son modèle. De cette ambivalence résulte une capacité à inventer des modèles économiques et financiers qui dessinent les contours de l’économie de demain.

Il est grand temps de considérer les entrepreneurs sociaux comme des leviers d’innovation pour les grandes entreprises, à l’instar des start-up classiques. Les entreprises qui ne voient pas ce potentiel aujourd’hui passeront certainement à côté de la nouvelle vague d’innovation, qui sera sociale ou ne sera pas !


Auteurs :

Yoon-Joo Jee, consultante chez Bluenove (cabinet de conseil en “innovation ouverte”)

Stéphanie Schmidt, directrice “Changemaker Alliances” chez Ashoka