Comment les entrepreneurs sociaux transforment le parcours des migrants

Refugees on railroad tracks
Source: Refugees on railroad tracks
Réfugiés

En 2015, le nombre de demandes d'asile déposées par des citoyens non ressortissants de l'Union Européenne a atteint un pic : 1,3 million de personnes (données Eurostat) ont fui les conflits ou la misère au péril de leur vie pour entrevoir un avenir meilleur en Europe. Cinq ans auparavant, ils étaient quatre fois moins nombreux. Devant l'augmentation du nombre de demandeurs d'asile, de nouveaux besoins d'action se sont fait jour, comme la nécessité d'assurer des conditions de vie décentes aux personnes déplacées, de garantir leur intégration économique et leur capacité à créer des liens socioculturels avec les communautés d'accueil. 

Pour répondre aux besoins émergeant dans ce contexte historique, il conviendrait d'élaborer de nouveaux modèles s'intéressant tout particulièrement aux acteurs les plus à mêmes de bouleverser les paradigmes : les entrepreneurs sociaux. Innovation après innovation, des dizaines d'entre eux ont réinventé chaque étape du parcours des migrants en Europe, transformant ainsi le fonctionnement des migrations aux niveaux local et international. Pour chaque défi auquel ils s'attaquent, ils élaborent une stratégie autour d'un principe d'action central : donner aux populations de migrants et aux communautés d'accueil les moyens de devenir des acteurs du changement. Prises ensemble et adaptées, leurs idées novatrices peuvent modifier la façon dont les pays occidentaux gèrent la question migratoire.

Transformer d'anciennes victimes en acteurs du changement

Qui aurait pensé que les camps de réfugiés, où les conditions de vie sont parmi les pires au monde, pourraient être transformées en écosystèmes innovants durables offrant des opportunités décentes ? Daniel Kerber, un entrepreneur social allemand s'est attaqué à ce défi en recourant au design thinking ("pensée design"), l'une des approches les plus efficientes des innovateurs sociaux. En observant attentivement les besoins des réfugiés dans les camps et les centres d'accueil, il a créé une méthode participative impliquant les réfugiés pour concevoir des lieux qui répondent à leurs besoins, en développant des innovations qui leur assurent des conditions de vie plus décentes, et en améliorant l'interaction sociale et les opportunités économiques qui s'offrent à eux. A ce jour, le programme More Than Shelters (MTS) a bénéficié à plus d'1 million de personnes au cours de leur parcours migratoire. Entre autres projets, MTS a servi de terreau à la création d'abris modulables à Lesbos (Grèce) et à la conception architecturale du centre d'accueil de Tempelhof à Berlin (Allemagne). Cette approche permet non seulement de mettre au point des solutions plus efficientes en vue d'assurer des conditions de vie décentes, mais elle transforme également ceux qui étaient auparavant considérés comme des victimes passives en experts et en acteurs du changement, leur redonnant la confiance en soi nécessaire pour transformer leurs propres conditions de vie.

Un postulat : les réfugiés ont beaucoup à apporter à de nombreux niveaux

Si certains considèrent la population de migrants comme un "problème" à résoudre, les entrepreneurs sociaux voient les migrants comme des personnes dotées de compétences, et les considèrent comme des catalyseurs potentiels pouvant jouer un rôle actif dans les communautés locales et apporter une contribution positive à la société dans son ensemble. Avec la Ubuntu Academy, l'innovateur portugais Rui Marques cherche à activer le potentiel de leadership des jeunes migrants ou des descendants de migrants. Via un programme de développement personnel de deux ans, appliquant des méthodes d'éducation non formelles, qui met l'accent sur le leadership communautaire et l'entrepreneuriat social. Ubuntu sert de tremplin pour permettre aux jeunes de mener des projets qui contribueront au changement social. Lancé en 2012 au Portugal, Ubuntu est désormais active dans huit pays européens. Parmi de nombreux projets significatifs, un groupe d'élèves a participé à la création et au lancement d'un comité de réconciliation en Guinée-Bissau. 

Créer des liens durables

Si les migrants doivent être autonomisés et sentir qu'ils jouent un rôle actif dans leur parcours migratoire, les communautés d'accueil, qui se considèrent souvent comme victimes de politiques publiques sur lesquelles elles n'ont pas prise, doivent également ressentir le vent du changement. L'intégration socioculturelle exige la création de liens durables entre les communautés. Qu'ils soient sociaux, culturels ou économiques, ces liens ne peuvent être artificiellement créés par les pouvoir publics. Par un projet initié en France, puis étendu au Maroc, au Canada, à la Belgique, à la Suisse, à l'Allemagne et à l'Italie, Nathanaël Molle a coordonné la création d'un réseau de réfugiés et de citoyens des pays d'accueil, ayant pour objectif de développer des liens profonds et de transformer la vision de la société qui gagne du terrain, selon laquelle les réfugiés ne sont que des victimes, ou pire, constituent une menace. La création de ce réseau a ouvert des opportunités à ses membres, invités à partager leurs passions (musique, art, etc.), à lancer des initiatives entrepreneuriales, à partager des expériences et à développer des amitiés qui transforment complètement le processus d'intégration. Le réseau Singa, qui s'est développé et comprend plus de 20 000 membres en France, envoie un message clair : chacun peut faire quelque chose pour transformer des problèmes en opportunités et améliorer l'expérience des migrants dans leurs villes d'accueil. Ce n'est pas seulement une possibilité, mais une nécessité, et les entrepreneurs sociaux comme Nathanaël Molle ouvrent la voie.

Singa

Imaginons l'Europe dans dix ans. Le modèle communautaire Singa a été reproduit par d'autres organisations dans plus de vingt pays européens, impliquant des millions de citoyens, chacun bâtisseur du lien social. Les ONG humanitaires et les institutions publiques construisent à présent des centaines de centres d'accueil selon l'approche participative de More than Shelters. Chaque jeune traversant une frontière se voit donner une opportunité d'exercer son leadership. Réunies et mises en pratique au-delà de leurs frontières nationales initiales, les solutions que nous avons présentées et bien d'autres proposées par les entrepreneurs sociaux pour transformer le parcours des migrants, ont le pouvoir de changer radicalement la façon dont l'Europe gère l'arrivée de réfugiés et de migrants. Investir dans leur action, leur donner les opportunités de tisser des liens et de co-créer en collaboration avec des organisations publiques et privées, et développer leur capacité d'adaptation, sont autant d'éléments essentiels pour que nos sociétés soient en mesure de s'adapter à ces mouvements de population qui façonneront les décennies à venir.

 

Source:  Mediterra 2018, Migrations et développement rural inclusif en Méditerranée, CIHEAM - AFD